Biologie synthétique, vie et intelligence artificielles: de nombreux champs de la recherche scientifique s’inscrivent dans une posthumanité dont l’idée est véhiculée par la culture populaire. L’article de Joseph Fahey, « Nous, posthumains: discours du corps futur », explique que l’humanité est redéfinie par la posthumanité mais que la transition hypothétique de l’une à l’autre est bien souvent pensée en faisant abstraction du corps et des transformations qu’il devra subir.
En ce début d’année 2018, vous avez peut-être été interpellé par la couverture d’Usbek et Rica, « le magazine qui explore le futur ». Le titre « Comment le transhumanisme concurrence les religions » y est illustré par un robot en position christique. Si le lien avec la religion est clair, la figure du robot, représentation habituelle du posthumanisme, créait une certaine confusion par rapport au titre de la Une.

Il est ici utile de se mettre d’accord sur quelques définitions. Le transhumain est un humain « augmenté », dont les caractéristiques physiques et cognitives sont améliorées grâce à des modifications génétiques ou le remplacement d’organes défectueux par des organes artificiels par exemple. L’Homme vivrait alors plus longtemps et en meilleure santé, serait plus intelligent. Le posthumain serait un humain fusionné à la machine, un cyborg. Le corps humain tel que nous le connaissons est alors obsolète. Dans certaines représentations le posthumain est même immatériel, sa conscience se résumant à une série de bits, à une entité informatique.
La transhumanité n’est alors qu’une transition entre humanité et posthumanité.
Sommes-nous déjà posthumains?
Pourquoi alors une telle confusion demeure entre humanité, transhumanité et posthumanité? Dans la culture populaire, les robots à l’apparence humaine sont légions, permettant ainsi de nous questionner sur notre propre humanité. Dans « Ex-machina » d’Alex Garland, l’androïde incarné par Alicia Vikander a un comportement et une conversation si proches de l’homme que le personnage humain lui faisant face –ainsi que le spectateur- ne la perçoit rapidement plus comme un simple assemblage mécanique mais bien comme un être vivant à part entière. Dans « Westworld », la distinction entre humains et robots est même l’un des ressorts narratifs majeurs de la série américaine. Au delà de ces exemples populaires, si la confusion sémantique et idéologique perdure c’est peut-être parce que, comme l’explique Joseph Fahey, nous sommes déjà posthumains.
Dans « Nous, posthumains : discours du corps futur », Joseph Fahey se livre à une analyse du livre de N. Katherine Hayles « How we became posthuman – Virtual bodies in cybernetics, literature and informatics ». Le titre du livre annonce ainsi que nous sommes déjà posthumains. Cette affirmation de l’auteur, si elle est ironique, n’en recèle pas moins une part de vérité. L’Homme peut être ainsi réduit, dans certains contextes, à une somme d’informations. Une suite de 4 lettres pour les 4 bases nucléotidiques composant le matériel génétique propre à chacun, une suite de 2 chiffres, 0 ou 1, si l’on assimile le cerveau de l’Homme à un super-ordinateur. Notre langage quotidien contient également une part de posthumanité. Ne dit-on par exemple que l’on doit « changer de logiciel » pour changer de manière de penser ? Les champs de recherche de la vie ou de l’intelligence artificielles présupposent également une équivalence entre la vie biologique et certains modèles mathématiques ou informatiques. Et si demain les scientifiques arrivent à mettre au point une vie ou une intelligence artificielle équivalente à la vie ou à l’intelligence biologique humaine, démonstration sera alors faite de la pertinence de la réduction de l’Homme à une série d’informations. Notre supposée posthumanité ne repose ainsi pas simplement sur une culture populaire fictionnelle mais également sur des éléments sémantiques et scientifiques réels.
Cybernétique et cyberpunk
Comment en sommes-nous arrivés à penser l’humain en ces termes ? La théorie cybernétique qui a vu le jour à la fin de la Seconde Guerre Mondiale est à l’origine de cette évolution où humanité et posthumanité se confondent aujourd’hui. La cybernétique, dont les textes majeurs ont été élaborés lors des conférences Macy entre 1943 et 1954, était un projet interdisciplinaire qui avait pour objectif d’édifier une science générale du fonctionnement de l’esprit. Hayles porte un regard très critique sur ce mouvement qui a permis de concevoir l’intelligence, la conscience et par suite la vie comme des formes abstraites indépendantes de leurs supports matériels.

« 2001, l’odyssée de l’espace », sorti il y a 50 ans et qui donne lieu encore aujourd’hui à d’innombrables interprétations, peut être vu comme un film découlant directement des concepts issus de la cybernétique. L’œuvre de Stanley Kubrick est un questionnement philosophique sur l’origine de l’Homme et sur son devenir. Le personnage principal y est un œil rouge fixe, une intelligence artificielle sacrifiant les astronautes humains afin de préserver « sa santé mentale ». En outre, tous ceux qui ont vu ce classique de science-fiction ont encore probablement en mémoire ce fœtus flottant dans l’espace, incarnation d’une nouvelle forme d’humanité, ubiquitaire et transcendante. La réflexion autour de la transition d’un état à un autre, de la transformation de l’enveloppe corporelle humaine est totalement éludée. C’est précisément ce que critique Hayles via le concept d’ « embodiement » que l’on peut traduire par incarnation, enracinement d’une forme circonscrite dans l’espace. Ces interrogations sur la métamorphose du corps et la violence qu’il est susceptible de subir sont en revanche largement développées dans le mouvement cyberpunk.
Le corps, lieu de toutes les violences
Alors que l’après Seconde Guerre Mondiale était marquée par la peur diffuse d’une apocalypse nucléaire, la progressive fin de la guerre froide dans les années 80 a entraîné un glissement réflexif vers la crainte d’une humanité dénaturée et perdant son identité. Le mouvement cyberpunk, dont l’on date généralement la naissance en 1984 avec la parution du roman Neuromancer de William Gibson, est une expression forte de ces craintes. Il est intéressant de constater que dans l’imaginaire collectif, le posthumain, loin de tendre vers plus d’immatérialité, est le résultat de violences physiques -et idéologiques- subies par le corps.
Au fœtus déifié de 2001, on peut ainsi opposer les fœtus de « Matrix » servant de source d’énergie à une intelligence informatique supérieure mais également les précogs de « Minority Report » condamnés à aider la police en visualisant sans fin les meurtres futurs et à être maintenus dans un pseudo liquide amniotique.

Le cyborg, être moitié homme moitié machine, est devenu le symbole d’une contestation de certaines pratiques scientifiques et des modifications sur le corps qu’elles peuvent engendrer. Il est également devenu par extension une figure d’opposition aux pouvoirs économiques et politiques. Dans « Robocop », Paul Verhoeven faisait preuve de son cynisme habituel en mettant en scène une entreprise profitant de la mort d’un policier pour finaliser son projet de cyborg justicier indestructible.
Finalement, quel est le but de l’idéologie posthumaniste, de cette profonde modification voire de l’abandon de notre enveloppe charnelle ? L’immortalité de l’Homme ? Pour certains penseurs, le but est encore plus grand et n’est rien de moins que d’empêcher la fin de l’Univers. L’Homme serait alors vraiment Dieu et le posthumanisme non seulement une idéologie mais aussi une religion. Ce projet passerait nécessairement par une transformation radicale de notre corps, un renoncement au « contenant » de notre conscience et de notre vie. Mais comment définir notre humanité ? Peut-elle se réduire uniquement à notre conscience ? Notre corps n’en est-il pas lui aussi constitutif ? Les réponses à ces questions détermineront le chemin futur de notre espèce.
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