« La disparition de Josef Mengele » narre la fuite en Amérique du Sud de celui qui était surnommé « l’Ange de la mort » et qui participa à de nombreuses expériences médicales meurtrières pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce roman évoque l’institutionnalisation de l’eugénisme et nous interroge sur la dynamique complexe des rapports entre science, idéologie et politique.
Josef Mengele était un officier allemand SS qui réalisa de nombreuses expériences médicales meurtrières sur les détenus des camps de la mort, notamment à Auschwitz. Le roman d’Olivier Guez nous raconte comment Mengele a, pendant 30 ans, échappé à la justice allemande et au Mossad tout au long de son exil en Amérique latine au lendemain du conflit armé. Le livre nous plonge dans la psyché du médecin nazi, dans sa colère, sa xénophobie et son pathétique désespoir jusqu’à sa mort en 1979.
Si le récit qui est fait de la fuite de Mengele, de son isolement chaque jour plus important, de sa paranoïa et de sa folie grandissante, nous fait penser par certains aspects à « Crime et châtiment », le livre d’Olivier Guez nous interpelle également sur de nombreux points historiques. Pur roman, l’œuvre est néanmoins extrêmement documentée et, par les situations décrites ou les personnes évoquées, nous amène à nous poser de nombreuses questions quant à la mise en place et à l’institutionnalisation de la « science nazie ».
Gregor se revoit étudiant, à Munich, à Vienne, à Francfort, une époque grisante, les années 1930, celles du grand basculement. Pendant que ses condisciples se battaient en duel, […] il avait travaillé très dur et son labeur avait payé, les plus hautes sommités l’avaient repéré : Eugen Fischer, l’illustre eugéniste et le professeur Mollinson, expert de l’hérédité et de l’hygiène raciale, son directeur de thèse. Mollinson l’avait recommandé au plus célèbre des généticiens allemands, le baron Otmar Von Verschuer dont il était devenu à vingt-six ans seulement l’assistant de recherches et bientôt le favori à l’Institut du Troisième Reich pour la biologie et la pureté raciale, à l’université de Francfort. Quand Von Verschuer avait pris la tête de l’Institut Kaiser Wilhelm de Berlin pour l’anthropologie, l’enseignement de l’hérédité humaine et la génétique, il avait envoyé Mengele à Auschwitz, « le plus grand laboratoire de l’histoire, un insigne honneur pour un jeune chercheur brillant et diligent. »
Et Darwin fut instrumentalisé…
Le récit qui voudrait que le monde scientifique s’est simplement plié aux exigences du pouvoir nazi est bien trop simpliste et inexact d’un point de vue historique. Pour mieux comprendre le contexte scientifico-politique de l’époque, un retour en 1859 s’avère nécessaire. Cette année-là, Charles Darwin publie « De l’origine des espèces ». Le naturaliste britannique y explique que l’évolution biologique des espèces se fait par la sélection naturelle. Rapidement, la théorie darwinienne est instrumentalisée. S’appuyant sur les travaux de Darwin, le sociologue Charles Spencer théorise le darwinisme social ou spencérisme. Pour lui, la lutte pour la vie est l’état naturel des relations sociales et il n’est donc pas nécessaire d’aider les plus démunis et les moins adaptés à la société. La suppression des mesures de protection sociale trouve alors une justification scientifique. Malgré la vive opposition de Darwin à cette idéologie, le spencérisme marque une première étape vers l’eugénisme dont le terme apparaît pour la première fois en 1883. Avec l’eugénisme, l’idée n’est plus seulement de ne pas aider les plus faibles, mais d’intervenir sur le patrimoine génétique de l’espèce humaine afin de l’améliorer, par des politiques de stérilisation contrainte par exemple. En 1927, soit bien avant l’arrivée au pouvoir du parti national socialiste des travailleurs allemands, l’eugénisme est institutionnalisé outre-Rhin à travers la création d’un centre de recherche dédié. A partir de 1933, l’hygiène raciale, la raciologie et l’eugénisme feront leur apparition officielle au programme des universités allemandes et, sept ans plus tard, le programme Aktion T4, dont le but est d’éliminer les adultes handicapés physiques et mentaux, est mis en place.
La deuxième moitié du XIXème et la première du XXème a ainsi vu la lente dérive d’une certaine partie de la communauté scientifique qui a inspiré les idées nazies et, dans un deuxième temps, une accaparation complète de cette science par le pouvoir nazi alors en place pour son dessein politique.
Mengele est amer ce jour-là.[…] Arrivé dans une clairière, il s’assoit sur un tronc, la tête entre les mains, et songe à ses confrères d’Auschwitz. […] Horst Schumann, Carl Clauberg, Victor Capesisus, Friedrich Entress, August Hirt, et tous les autres qui sévissaient dans les camps et avaient participé au programme T4 d’euthanasie, qu’étaient-ils devenus ? […] La plupart étaient passés entre les mailles du filet, avaient réintégré leur famille et la société civile puis repris leur carrière. Mengele le savait et il en était malade. […]
Il sanglote en pensant que ses mentors, Eugen Fischer et le baron von Verschuer, ont admirablement tiré leur épingle du jeu. Fischer, le vieux ponte, théoricien de l’hygiène raciale et inspirateur d’Hitler après avoir participé à l’extermination des Héréros et des Namas en Namibie, coule une paisible retraite à Fribourg-en-Brisgau. […] Membre d’honneur des sociétés allemandes d’anthropologie et d’anatomie, Fischer a même publié avec succès ses mémoires, Rencontre avec les morts. […]
Von Verschuer, à qui Mengele envoyait des échantillons de sang, des yeux vairons et des squelettes d’enfants d’Auschwitz, von Verschuer, grand admirateur du Führer, « le premier homme d’Etat à prendre en compte l’hérédité biologique et l’hygiène de la race », se félicitait-il, von Verschuer a été nommé professeur de génétique humaine à l’université de Münster dont il est par la suite devenu le doyen, et dirige le plus grand centre de recherches génétiques d’Allemagne de l’Ouest. […]
Ni lui ni Fischer n’ont été poursuivis en justice.
L’eugénisme, une pratique du passé?
Au lendemain de la guerre, le code de Nuremberg qui découla du procès du même nom, posa certains principes juridiques et bioéthiques auxquels la communauté scientifique internationale se réfère encore aujourd’hui de manière indirecte. Néanmoins, si certains médecins nazis ont été condamnés pour leurs expérimentations criminelles dans les camps de la mort, de nombreuses têtes pensantes de ces expériences n’ont jamais été inquiétées. Eugen Fischer et Otmar Von Vershuer -pour ne citer que ceux-là-, directeurs successifs de l’Institut Kaiser-Wilhelm d’anthropologie, d’hérédité humaine et d’eugénisme entre 1927 et 1945, n’ont par exemple jamais été jugés. Quant aux pratiques eugénistes, elles ne se sont pas arrêtées avec la guerre et ont perduré dans certaines démocraties occidentales. Des mesures de stérilisation contrainte ont ainsi eu cours aux Etats-Unis jusque dans les années 70.
Récompensé par le prix Renaudot en 2017, le livre d’Olivier Guez ne se contente pas de nous embarquer au plus près de l’esprit malade de Mengele et dans sa cavale de plus en plus pitoyable. Ce roman ouvre aussi des portes sur les jeux d’influence et de pouvoir entre science et politique et sur la vigilance à construire une science responsable. Des rappels nécessaires à l’heure où il n’a par exemple jamais été aussi simple de modifier avec précision le génome humain.
La disparition de Josef Mengele – Olivier Guez
Grasset – 240 pages

Pour aller plus loin:
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