Dans « Les sciences, ça nous regarde », Jean-Paul Demoule propose un texte au titre apparemment provocateur : « Fallait-il inventer agriculture? ». Mais, à l’heure du changement climatique, de la baisse de la biodiversité et de l’accroissement de l’inégalité des richesses, cette question n’a en réalité jamais été aussi pertinente.
Quel est l’événement majeur dans l’histoire de l’humanité ? La Révolution française en 1789 ? La découverte du continent américain en 1492 ? L’invention de l’écriture en 3000 avant J.C. ? Non, l’événement fondamental pour l’humanité, celui qui modèle aujourd’hui encore largement notre organisation sociétale, c’est l’invention de l’agriculture.
C’est en tout cas la thèse avancée par Jean-Paul Demoule. L’historien défend cette idée en analysant les changements induits par l’agriculture et en comparant les organisations sociales humaines et leurs principales caractéristiques avant et après la domestication des animaux et des plantes.
Apparue d’abord au Moyen-Orient il y a environ 11000 ans, puis de manière indépendante à d’autres endroits du globe, l’agriculture permettait de répondre au besoin de stabilité alimentaire et impliquait une sédentarisation pouvant apparaître moins coûteuse en énergie que le mode de vie nomade des chasseurs-cueilleurs de l’époque. Cette sédentarisation accrue va permettre la constitution des premiers villages puis des villes. La multiplication des interactions humaines est un accélérateur considérable du progrès technologique. Alors que pendant plusieurs centaines de milliers d’années, la population des chasseurs-cueilleurs était restée relativement constante, la nouvelle stabilité alimentaire, couplée à une espérance de vie accrue, engendre une importante hausse démographique.
La culture du chef
On peut néanmoins porter un regard plus critique sur l’adoption de l’agriculture. Si l’espérance de vie augmente, les relations plus étroites avec les animaux et entre humains favorisent l’apparition d’épidémies. Alors que les attaques entre groupes de chasseurs-cueilleurs semblaient négligeables, les études archéologiques montrent des tensions accrues (édification de fortifications, preuves de morts violentes) vers -5000 avant J.C. Les fouilles archéologiques mettent également en évidence des disparités sociales de plus en plus fortes; certaines tombes contiennent plusieurs kilos d’or tandis que d’autres sont vides. Les groupes épars de quelques dizaines d’individus ont peu à peu été remplacés par des villages et villes au fonctionnement plus pyramidal favorisant l’accroissement de ces inégalités sociales. Enfin, si la sédentarisation pouvait sembler avantageuse du point de vue des efforts à fournir pour subvenir à ses besoins, il n’en est en fait rien. On estime à trois ou quatre heures quotidiennes le temps nécessaire aux chasseurs-cueilleurs pour manger à leur faim.
Cette critique du choix agricole effectué il y a 11000 ans n’est pas cantonnée au milieu académique. Yuval Noah Harari a ainsi popularisé cette réflexion à travers son livre « Sapiens ». L’auteur israélien considère même la Révolution agricole comme « la plus grande escroquerie de l’histoire ». Il prend notamment l’exemple du blé qui de plante sauvage assez rare est devenue une céréale mondialement cultivée. Selon Harari, tous les efforts entrepris pour cultiver à grande échelle le blé font que ce n’est pas l’Homme qui a domestiqué le blé mais bien l’inverse.
Impact environnemental
Au delà des conséquences sociétales, l’aspect environnemental peut être une autre grille de lecture du choix agricole. Si, pendant longtemps, la hausse du taux de CO2 dans l’atmosphère a été presque exclusivement pensée à travers l’utilisation des énergies fossiles, l’impact des activités agricoles sur l’environnement est de plus en plus mis en avant. A l’ère de l’agriculture industrielle, de nombreuses études mettent ainsi en évidence les conséquences de nos modes d’alimentation et de consommation sur la baisse de la biodiversité et le changement climatique. On estime ainsi que l’agriculture contribue à hauteur de 25% aux émissions de gaz à effet de serre. L’intensification des pratiques agricoles et l’utilisation massive de pesticides seraient en outre à l’origine de la disparition de 80% des insectes en 30 ans, menaçant un large écosystème.

En nous posant la question de l’agriculture, Demoule ne cherche en réalité probablement pas à remettre en cause l’agriculture en tant que telle, mais plus à nous interroger sur la pertinence du choix effectué il y a 11000 ans. Si la domestication des plantes et des animaux semble de prime abord pertinent, elle n’était pas indispensable au bonheur, ni à la survie de l’humanité. A-t-elle seulement été un réel progrès ? Alors que 800 millions de personnes dans le monde sont aujourd’hui sous-alimentées, que les inégalités de revenus sont colossales, nous sommes en droit de nous poser la question. Voilà peut-être la plus grande réussite de Demoule : nous interroger sur la notion de progrès, nous questionner sur les choix passés – et les acquis qui en ont découlé – afin de réfléchir avec plus d’acuité aux futures décisions que l’humanité aura à prendre dans le monde globalisé qui est le nôtre.
Pour aller plus loin:
Carbone 14 – Les millénaires oubliés de l’Histoire – 05 Novembre 2017
La tête au carré – la révolution néolithique – 07 Décembre 2017